Facebook et Google viennent d’annoncer d’importants investissements en France dans l’intelligence artificielle, Cédric Villani prépare un rapport sur le sujet… Comment expliquer que l’IA occupe soudain le devant de la scène et suscite autant d’initiatives ?
Aujourd’hui, nous voyons arriver une vague dont les méthodes reposent essentiellement sur les statistiques. Avec la baisse du prix des supports de stockage et l’augmentation de la puissance de calcul, l’IA peut s’appuyer sur l’exploitation de masses énormes de données. L’IA, le big data et le cloud computing sont donc étroitement corrélés. Les résultats actuels obtenus avec les réseaux de neurones profonds dépassent tout ce que nous avions déjà obtenu ! Notamment en vision et en traitement d’images, où les réseaux de neurones montrent des capacités supérieures à celles de l’être humain ! Malheureusement, pour le moment, on arrive à produire des conclusions bien souvent sans être capable d’expliciter le raisonnement utilisé. L’étape suivante consistera à faire le lien avec les sciences cognitives.
De nos jours, le monde industriel est intéressé par des algorithmes permettant l’analyse des profils des clients, afin de prédire leurs besoins et de proposer des produits répondant à leurs souhaits. Ces activités se concentrent chez les annonceurs de publicité et les grands sites d’e-commerce. Et la compétition est féroce.
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L’intelligence artificielle n’est pourtant pas vraiment une nouveauté…
L’IA a, en effet, connu plusieurs phases depuis son apparition à la fin des années 50. Pendant la première période de l’IA, l’âge d’or, la recherche était concentrée sur les sciences cognitives : on essayait de reproduire des comportements intelligents. Les premiers travaux portaient sur les modèles de raisonnement, le traitement du langage naturel et les réseaux de neurones.
Ensuite est arrivé le premier hiver de l’IA, où l’on a mis en doute les possibilités de résoudre les problèmes complexes posés au départ. Cette période a été marquée par la diminution des subventions et des investissements.
Une deuxième période de gloire apparaît au début des années 80, avec le succès des systèmes experts et la réinvention de l’algorithme de rétropropagation du gradient qui permet d’entraîner les réseaux de neurones multicouches. La fin des années 1980 est plus difficile…
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Dans le courant des années 1990, l’IA refait surface en intégrant une nouvelle discipline, les statistiques, et en ouvrant la voie à de nouvelles approches. Les statistiques donnent une nouvelle vision de l’IA et on retrouve des travaux de recherche effectués par des statisticiens classés dans le domaine de l’IA – par exemple Vapnik et ses travaux sur les SVMs, qui vont mener à l’apprentissage automatique. L’IA connaît alors un certain succès public avec la défaite du champion du monde de jeu d’échecs Gary Gasparov devant Deep Blue d’IBM et la victoire du système d’IBM sur les deux champions au jeu télévisé Jeopardy. Mais les applications pour les entreprises ou le grand public n’émergent pas. Une révolution va apparaître durant les années 2000, avec l’intérêt porté par les GAFA à ce domaine.
Malgré ces hauts et ces bas, à l’EPITA, nous n’avons jamais arrêté cette activité et nos diplômés ont toujours trouvé des débouchés, car la plupart des écoles avaient cessé d’enseigner l’IA.
Quels sont les atouts de la France dans cette compétition ?
Nous avons en France des mathématiciens et des informaticiens reconnus dans le monde entier. Mais il faut aussi enrayer la baisse de niveau générale en mathématiques dans le secondaire – même si certaines réussites ponctuelles masquent ce recul. Le futur de l’IA en France est un sujet sur lequel travaille actuellement Cédric Villani, et nous attendons impatiemment son prochain rapport.
A l’Epita, formez-vous vos élèves à l’IA ? Combien d’entre eux s’intéressent à ce sujet ?
Tous les étudiants reçoivent une formation de base en IA. Une cinquantaine d’élèves vont plus spécifiquement s’orienter vers ce domaine en choisissant la majeure « Data science et intelligence artificielle » (SCIA) ; ils vont explorer le domaine sous diverses facettes. Ils vont par exemple travailler avec les robots de la société Flint, « éduqués » grâce à l’IA. Ces robots sélectionnent des articles parus sur l’IA. Nos élèves peuvent ainsi configurer leur propre IA… sur le thème de l’IA !
En matière d’IA, une fois encore, les géants de l’Internet dictent le tempo. La France et l’Europe ont-elles à nouveau loupé le coche, comme le pensent certains experts ?
Je ne crois pas. Il existe en France et en Europe de belles réussites dans ce domaine. Ce sont souvent des start-ups et de petites structures, c’est vrai, mais on peut citer de très belles réussites comme Criteo. Il y a aussi des centres de recherche en IA qui travaillent sur des applications essentielles… Par exemple, certains planchent sur l’analyse des cyber-attaques, afin de les anticiper et de les combattre.
Comment aller plus loin, et éviter d’être irrémédiablement distancés ?
Il faut investir plus dans l’IA, car ce domaine est encore jeune, on peut y faire encore beaucoup de découvertes. Il faut encourager et soutenir la recherche publique et privée.
Il faut aussi inciter nos industriels à investir et à utiliser rapidement les résultats récents de l’IA. Le risque – discutable, au reste – que l’IA crée du chômage ne doit pas être un prétexte pour laisser cette technologie aux mains des GAFA. Il faut encourager les centres de recherche à créer des liens avec les entreprises afin d’intégrer les dernières nouveautés dans tous les domaines, notamment dans le secteur du marketing et de la distribution mais aussi dans l’industrie. Il est inutile de développer des outils franco-français : il faut d’emblée se placer à l’échelle européenne.
Et puis, bien sûr, il est nécessaire de faire un gros effort de formation – notamment dans les écoles d’ingénieurs qui travaillent sur le numérique, mais aussi dans tous les types de formation. Plus largement, il faut faire en sorte que les jeunes, dès l’école primaire, acquièrent les bons réflexes. Qu’il s’agisse de se familiariser avec les bonnes règles de la cybersécurité ou avec l’utilisation des outils d’IA, nous avons encore des progrès à accomplir dans la formation au monde numérique.
J’ajoute que les pouvoirs publics doivent jouer le jeu jusqu’au bout. Il faut éviter de reproduire les erreurs commises avec le projet de « cloud souverain » : l’État n’a pas utilisé ce cloud pour ses propres services. L’Education nationale, la Défense ont préféré se fournir massivement chez Microsoft… Si nous voulons soutenir notre industrie du numérique, nous devons en être les premiers utilisateurs.
Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à surmonter pour que les start-ups dont vous parliez atteignent la taille critique ?
Facebook, Google et consorts ont la maîtrise des algorithmes de traitement des données. Essayons de développer les nôtres. Le problème est qu’ils peuvent racheter à peu près n’importe quelle start-up. Et la tentation est grande pour un jeune créateur de se faire racheter dès que son entreprise a franchi le cap du développement visible…
Google et Facebook viennent d’annoncer des investissements importants autour de l’IA en France. Est-ce une bonne nouvelle ? Ou vont-ils simplement profiter de leur notoriété et de leur puissance financière pour recruter des talents, sans aucune retombée réelle pour le pays ?
C’est plutôt une bonne nouvelle. Cela va donner des idées à d’autres acteurs et aura un effet d’entraînement. Et puis Google et Facebook vont hausser le niveau de compétences de leurs collaborateurs. Or ceux-ci ne resteront pas captifs. Il y aura un essaimage de compétences bénéfique.
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Quelle est la stratégie de l’Epita à l’égard des géants du numérique ? Comment travaillez-vous avec eux ?
Notre mission consiste à ouvrir toutes les portes. Mais il faut que les relations soient équilibrées. Si ces grands acteurs souhaitent intervenir devant nos étudiants, par exemple sous forme de conférences techniques, pas de problème. Ils peuvent aussi recruter nos diplômés : pour des jeunes, il est évidemment très attractif d’aller travailler chez Google ou Facebook aux USA ou en Europe. Ces géants savent en outre très bien détecter les talents et sortir le carnet de chèques pour les attirer… Mais nous tenons aussi à former des diplômés qui iront créer leur propre start-up. Nous organisons ainsi des journées sur le thème « travailler au service de la France », pour que nos jeunes diplômés n’oublient pas ce qu’ils doivent à leur pays au terme de leur formation…
De même, si une entreprise internationale finance une chaire, les résultats doivent être accessibles à tous. Et nous sommes d’accord pour former nos étudiants aux technologies qu’utilisent ces grands groupes, mais il faut que ce soit dans un cadre bien défini. Pas question de monter un cursus à l’issue duquel nos élèves ne seraient que des petites mains…